Crise climatique: "Nous n’agissons pas assez vite"
"Mes enfants ne connaîtront pas la Grande barrière de corail comme moi je l’ai connue," lance Andrea Taschetto, climatologue à l’Université de Nouvelle-Galles du Sud à Sydney. La Grande barrière de corail est considérée comme faisant partie du Patrimoine mondial de l’humanité, mais l’acidification des océans provoquée par l’augmentation de CO2 dans l’atmosphère est de plus en plus mortelle pour le récif corallien. Le réchauffement climatique menace désormais plus d’un tiers de ces sites naturels, selon un rapport publié par l’Union internationale pour la conservation de la nature. Et ce n’est que le sommet de l’iceberg.
Destruction inédite
Nous sommes au début du mois de décembre, et la saison des feux de brousse reprend en Australie, comme à la même période en 2019. Une sécheresse exceptionnelle avait dramatiquement renforcé les incendies. Cette année, le pays vient de battre son propre record de chaleur pour le mois de novembre. L’île Fraser, autre site du patrimoine mondial, a vu 40% de ses forêts partir en fumée en l’espace de six semaines. « Les feux de brousse font initialement partie d’un cycle naturel mais avec le réchauffement climatique, le temps sec dure plus longtemps, et les températures montent… Ces feux vont devenir de plus en plus fréquents… » conclut Andrea Taschetto. « Ma plus grande crainte, cela reste surtout la menace pour la biodiversité. Les incendies que nous avons eu en 2019 en Australie étaient énormes, et ont généré une immense destruction en matière de biodiversité » ajoute Andrea Taschetto.
Une crainte que partage Regina Rodrigues, de l’autre côté de la planète, au Brésil. Océanographe, elle a commencé à s’intéresser aux extrêmes climatiques et à leurs conséquences en mer et sur le continent – qui connait là aussi des incendies record. « L’habitat des régions les plus riches en biodiversité est détruit. Ce qui se passe dans le Pantanal, n’est jamais arrivé » explique-t-elle. Cette région est considérée comme la plus grande zone humide de la planète, et contient la plus importante concentration d’animaux sauvages d’Amérique du sud. Une sécheresse inédite a ouvert la voie à d’immenses incendies qui ont détruit entre 20 et 25% de son territoire. « On craint de ne pas encore avoir vu la fin de la catastrophe : les incendies ont cessé mais comme leur habitat a été détruit, les animaux meurent de faim… ». Mais au Brésil, le réchauffement climatique n’est pas la seule cause des incendies.
"Ici, la main de l’homme frappe deux fois"
« Nous sommes non seulement confrontés aux effets du réchauffement, mais aussi au fait que certains de ces incendies sont allumés intentionnellement pour servir les intérêts des grands propriétaires terriens. Ici, la main de l’homme frappe deux fois » explique Regina Rodrigues. La politique du président brésilien Jair Bolsonaro, largement en faveur de l’industrie agroalimentaire, a mené sur le terrain à un accroissement record des incendies illégaux et de la déforestation – sur ce point, 2020 a été la pire année depuis douze ans. Cela a également des impacts catastrophiques sur les tribus autochtones du pays. « Elles vivent dans régions isolées, leurs territoires sont envahis par l’orpaillage illégale et déforestés par l’industrie agroalimentaire. Ils sont extrêmement vulnérables – plusieurs leaders autochtones ont été assassinés. Ils n’ont accès à aucune protection, aucun recours » s’alarme la chercheuse. Beaucoup de ces peuples sont reconnus comme de grands protecteurs de l’Amazonie.
Un autre gouvernement a largement freiné la réponse à la crise climatique et environnementale que nous connaissons : celui de l’Américain Donald Trump. « Cela a été quatre années difficiles en tant que scientifique, de voir l’ampleur des dégâts qu’ils ont pu causer » raconte Jennifer Francis depuis les Etats-Unis. « Ils ont contrecarré l’action climatique de toutes les façons possibles, en levant des restrictions et permettant plus de pollution, décourageant les entreprises à se tourner vers des sources d’énergie propre » analyse la scientifique, qui travaille au Woodwell Climate Research Center.
Jennifer Francis s’attend à un futur peu réjouissant. « Nous n’allons pas seulement subir les impacts directs du changement climatique. Les crises qu’ils vont générer dans des régions du monde où les populations sont déjà en difficulté, comme les migrations de masse, ou des gouvernements instables et incapables de gérer ces crises face à des citoyens qui veulent du changement… L’instabilité vers laquelle nous allons est réellement ce qui m’inquiète le plus ». Pour faire face à ces problèmes, deux actions possibles : la réduction des émissions et l’adaptation.
Traiter la maladie, et ses symptômes
"La réduction des émissions, c’est le traitement de la maladie. Nous avons les solutions, les technologies, mais il manque la volonté politique. Mais en plus de cela, il faudra s’occuper des ‘symptômes’ : par exemple, il va falloir se demander s’il faut réellement reconstruire ces habitations détruites par un ouragan ou une tempête pour la troisième fois en dix ans. C’est une discussion difficile à avoir – les gens ont vécu dans cette région pendant longtemps, leur famille vit là… mais à laquelle il faudra faire face," estime Jennifer Francis.
L’adaptation, c’est le domaine de recherche de Saleemul Huq, directeur de l’International Centre for Climate Change and Development au Bangladesh. « Le Bangladesh est confronté à tous les impacts du changement climatique – montée du niveau de la mer, cyclones, inondations, sécheresses dans certaines régions. Nous avons pris conscience des enjeux il y a plus de dix ans et nous nous préparons à cela depuis lors » explique ce scientifique, mondialement reconnu pour son expertise. « Nous collaborons avec d’autres pays qui sont également très vulnérables aux effets du réchauffement, et nous échangeons nos informations » explique-t-il. Des pays souvent pauvres, dont les moyens sont limités.
"L’une des plus grandes injustices mondiales"
Le constat de Saleemul Huq est sans appel : « Le réchauffement climatique est l’une des plus grandes injustices mondiales qui soit. Il est causé par des gens riches, dans des pays riches, et ses victimes sont avant tout des pauvres dans des pays pauvres ». Si le Bangladesh a une longueur d’avance en matière d’adaptation, cela a ses limites. « La priorité reste la réduction des émissions, et ce n’est pas le Bangladesh qui peut agir. Si nous réduisons nos émissions à zéro, ça ne changera rien du tout. Les pays qui sont les plus grands émetteurs de gaz à effet de serre, et cela inclut vos pays en Europe, doivent réduire leurs émissions » urge Saleemul Huq. Il craint que nous n’agissions beaucoup trop lentement. « Nous n’agissons pas assez vite. Vous avez un Green deal au niveau européen, mettez-le en application plus rapidement. Ramenez vos objectifs à 2030, pas à 2050 » insiste-t-il.
Même son de cloche auprès de Joeri Rogelj à Londres, qui travaille aux solutions possibles pour limiter le réchauffement à 1,5° - nous avons déjà atteint un degré supplémentaire. « Ce sont les deux décennies qui commencent maintenant qui vont être critiques et montrer si nous sommes capables ou non de limiter le réchauffement à un niveau supportable. Les émissions globales doivent diminuer, le plus tôt possible » explique-t-il. Populations et gouvernements doivent absolument s’impliquer.
Gouvernements et citoyens, la combinaison indispensable
Inverser la tendance actuelle repose sur nos choix avant tout. Ceux des citoyens d’une part. « Nous devons être conscients des impacts de nos choix sur l’environnement. Il y a des choix simples que nous pouvons faire, chacun d’entre nous à notre niveau – les technologies que nous utilisons, la façon dont nous nous déplaçons, notre consommation d’énergie… Mais ça restera insuffisant sans l’implication des gouvernements » analyse Joeri Rogelj. Des gouvernements qui manquent de vision à long terme. « Les choix que nous avons sont déterminés par les opportunités que les gouvernements créent – pour les générations actuelles et les générations futures. Aujourd’hui, nous sommes toujours trop concentrés sur la façon dont nous avons toujours fait les choses, sans tenir compte des conséquences à long terme ».
L’action combinée des citoyens et des gouvernements constitue donc une condition sine qua non pour s’engager sur une voie plus positive. « Le véritable défi est que le monde comprenne et soutienne l’idée que ce changement doit être collectif. Cela ne peut seulement reposer sur les seules décisions prises par les politiciens, ni sur le fait que tout le monde éteigne la lumière plus régulièrement en quittant une pièce. C’est l’industrie, les transports, l’agriculture… C’est nous et tous ces secteurs ensembles qui devons imaginer de nouvelles façons de fonctionner. Pour certains, cela apparaît comme un défi insurmontable, mais d’autres comme les jeunes, le voient comme une opportunité ».
Les scientifiques estiment que le réchauffement actuel a déjà dépassé 1°C par rapport à l’ère préindustrielle. « Chaque dixième de degré supplémentaire est une mauvaise nouvelle, mais si nous parvenons à le limiter à 1,5° nous pourrons éviter les impacts les plus dramatiques ». Un objectif de plus en plus difficile atteindre au fil du temps qui passe. « Je préfèrerais qu’on parvienne à le limiter à 1,5°. Mais soyons clair: 1,7° sera toujours mieux que 2,5° ou 3°. Et quoi qu’il arrive, nos émissions doivent diminuer » conclut-il.
Elise Feron